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05/05/2008

Alain et la formation de l'esprit

L'article de Maurice Hénaud, dont nous publions ci-dessous des extraits, Alain, la Formation de l'Esprit et les Marchands de Sommeil, est paru dans le numéro 169 de La Petite Revue de l'Indiscipline (mai 2008). 

31/01/2008

Alain, la formation de l'esprit et les Marchands de Sommeil

ALAIN,  LA  FORMATION  DE   L’ESPRIT  ET  LES  MARCHANDS  DE  SOMMEIL

(extrait d’un article paru dans le numéro 169 de La Petite Revue de l’Indiscipline, en mai 2008)

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            Enseigner dans le meilleur des mondes : c’est le titre d’un article de Louis Van Delft paru dans la revue Diogène (2002/2, N° 198, pages 80-91), article sur lequel Pierre Heudier (voir le site alinalia.free.fr) a fort judicieusement attiré notre attention.

            Vous trouverez cet article en ligne à l’adresse suivante :

http://www.cairn.info/ 

           Louis Van Delft écrit :

            « Alain a pleinement sa place parmi nous alors que nous nous interrogeons sur notre magnifique et dur métier d’enseignants des langues et des lettres dans un monde souvent si différent de celui que décrivent les œuvres que nous avons vocation à transmettre. » L’auteur attire en particulier l’attention sur Les Marchands de Sommeil, discours prononcé par Alain en 1904, publié en 1919, et repris dans l’Avant-Propos de Vigiles de l’Esprit (1942). Sauf erreur de ma part, ce dernier ouvrage ne se trouve qu’en livre d’occasion. Louis Van Delft donne de larges extraits des Marchands de Sommeil, extraits qu’à mon tour je redonnerai en partie, en y ajoutant d’autres extraits.

       Le texte complet est disponible sur le site :

http://alinalia.free.fr/ 

      Et voici le chemin :

Alain, Philosophe ((1868-1951)>Ecrits>Propos, articles et recueils>1919>Avertissement au lecteur>Les Marchands de Sommeil (1904). 

            Avant de discuter l’article de Louis Van Delft, il me faut relever deux énormités qu’il renferme, et qui ont été placées là à titre de provocation, je le suppose.

           (…)

           « Enseigner dans le meilleur des mondes » ? Faut-il croire que certains professeurs de littérature française, d’histoire, de langues ou de philosophie dans notre enseignement secondaire s’imaginent enseigner dans le pire des mondes ?

           (…)

           Ne faudrait-il pas se demander si adapter les élèves à l’existence est bien le rôle des seuls professeurs ? N’est-ce pas aussi le rôle de la famille, de l’entourage, peut-être même des autres élèves ? Et, puisque nous vivons à une époque où les religions existent encore, le curé, le pasteur, l’imam ou le rabbin ne se chargent-ils pas, de leur côté, d’essayer d’adapter une partie des élèves à l’existence ? Quel est alors le rôle spécifique des professeurs de littérature, de langues, d’histoire et de philosophie ?

            « Je suis souvent surpris, écrit Louis Van Delft, de voir à quel point l’intérêt des élèves, des étudiants, est tout prêt à s’éveiller, et cela pour ces mêmes œuvres qu’ils abordent en faisant la moue, qu’ils regardent du haut de leur naïve “modernité”, qu’ils s’apprêtent à rejeter, à exclure de toute leur vie, sans examen, sans leur laisser la moindre chance. Mais leur curiosité s’éveille, dès l’instant où on leur montre que ces œuvres ne leur parlent pas d’autre chose que …d’eux ! Tant il est vrai qu’en tous lieux, en tous temps, à tout âge, la littérature entretient quelque complicité avec l’amour de soi ! »               

             Evidemment, pour éveiller l’esprit des élèves, il est nécessaire d’éveiller leur curiosité. Il me faut pourtant rester réservé sur l’importance accordée au moi de l’élève ! S’agit-il de flatter le petit moi des élèves ? Ne s’agirait-il pas, au contraire, de les aider à voir et à regarder le vaste spectacle du monde, d’ouvrir leur esprit à autre chose qu’eux-mêmes ? 

            Le rôle spécifique du professeur de littérature française, de langues, d'histoire ou de philosophie, c’est donc, selon moi, la formation de l’esprit et de l’intelligence.

            La famille et l’entourage des élèves (dans certains cas le curé, le pasteur, l’imam ou le rabbin) tenteront de lui transmettre telle religion ou telle croyance. Alain tenait aux élèves un autre langage :

          « Anaxagore disait : “Tout était confondu ; mais l’intelligence vint, qui mit tout en ordre” ; c’est vrai. En chacun de vous, à mesure qu’il s’éveille, l’intelligence vient ; elle chasse les rêves ; chaque jour elle ordonne un peu plus le monde ; chaque jour elle sépare l’être du paraître. C’est à nous, Dieux Subalternes, qu’a été confiée la création ; grâce à nous, si nous sommes des dieux vigilants, le monde, un jour, sera créé. Passez donc sans vous arrêter, amis, au milieu des Marchands de Sommeil ; et, s’ils vous arrêtent, répondez-leur que vous ne cherchez ni un système ni un lit. Ne vous lassez pas d’examiner et de comprendre. » (Les Marchands de Sommeil).

          Alain enseignait la philosophie. Mais si vous êtes professeur de littérature française dans l’enseignement secondaire, ne vous faut-il pas montrer, par exemple, que Voltaire n’avait pas adopté les croyances de l’Eglise ?

          Seulement, pour contribuer à la formation de l’esprit et de l’intelligence des élèves, ne faut-il pas être convaincu que, par-delà une apparence ou un comportement peut-être barbare, l’élève est doué d’une capacité de compréhension ?

          Peut-être aussi faut-il se demander si certains professeurs n’ont l’impression d’enseigner et de vivre dans le pire des mondes, que dans la mesure où eux-mêmes ne croient plus à l’esprit et à l’intelligence.

          Certes, la faute n’en revient pas uniquement aux professeurs. Est-ce entièrement leur faute si à Hugo, à Baudelaire et à Rimbaud, ont succédé Paul Claudel et André Breton, et si ces derniers ont été promus au rang d'écrivains-phares ? Notons toutefois que certains professeurs n’ont pas hésité à considérer le surréalisme comme une « philo­so­phie » ! Il est vrai qu’on dit aussi que cette philoso­phie aurait eu un Pape !

           Si nous avons l’impression de vivre dans le pire de mondes, n’est-ce pas que nous croyons à l’impuissance de l’esprit ?

           Assurément, l’esprit n’a empêché ni la première guerre mondiale, ni la seconde. Mais fallait-il s’imaginer que l’esprit peut tout ? Quelle illusion ! Avait-il empêché les guerres et les crimes d’Alexandre, de César, de Néron, de Tibère, ou de Napoléon Bonaparte ?

           Après les catastrophes que furent les deux guerres mondiales, fallait-il tomber dans cette autre erreur que l’esprit ne peut rien ?

           Vous supposez que vous enseignez dans le pire des mondes ? Vous auriez préféré pouvoir croire en votre métier, par exemple comme les professeurs norvégiens qui, en accord avec un certain nombre d’élèves et de parents d’élèves, furent amenés à refuser le programme d’ensei­gnement nazi qu’on voulait leur imposer ? Précisons tout de même que les risques encourus étaient importants. (Voir à ce sujet les publications du M.I.R., Mouvement International de la Réconciliation , et celles de la revue Alternatives Non-Violentes).

            En 1942, dans le pire des mondes, Alain republie, dans l’Avant-Propos de Vigiles de l’Esprit, le discours de distribution des prix, qu’il avait prononcé en 1904, et publié une première fois en 1919, sous le titre, nous l’avons dit, des Marchands de Sommeil.

            Il y explique ce qu’il entend par dormir et se réveiller :

            (…)

            Se réveiller, c’est se refuser à croire sans comprendre ; c’est examiner, c’est chercher autre chose que ce qui se montre ; c’est mettre en doute ce qui se présente, étendre les mains pour essayer de toucher ce que l’on voit, ouvrir les yeux pour essayer de voir ce que l’on touche ; c’est comparer des témoignages, et n’accepter que des images qui se tiennent ; c’est confronter le réel avec le possible afin d’atteindre le vrai ; c’est dire à la première apparence : tu n’es pas. Se réveiller, c’est se mettre à la recherche du monde.

            (…)

            Or vous trouverez sur votre chemin, comme dans la fable, toutes sortes de Marchands de Sommeil. Il me semble que je les vois et que je les entends parmi vous, tous les marchands de sommeil, au seuil de la vie. Ils offrent des manières de dormir. Les uns vendent le sommeil à l’ancienne mode ; ils disent qu’on a dormi ainsi depuis tant de siècles. D’autres vendent des sommeils rares, et bien plus dignes d’un homme, à ce qu’ils disent ; les uns, sommeil assis, en écrivant ; les autres, sommeils debout, en agissant ; d’autres, sommeils en l’air, sommeils d’aigles, au-dessus des nuages. Les uns vendent un sommeil sans rêves ; les autres, un sommeil bavard ; les autres, un sommeil plein de merveilleux rêves ; rêves fantaisistes ; rêves bien rangés ; un passé sans remords et un avenir sans menaces ; rêves où tout s’arrange, comme dans une pièce de théâtre bien composée. Sont à vendre aussi d’admirables rêves, des rêves de justice et de joie universelles. Les plus habiles vendent un sommeil dont les rêves sont justement le monde. A quoi bon alors s’éveiller ? Le monde n’ajoutera rien au rêve.

          Oui, il ne manque pas d’hommes, vous en rencontrerez, amis, qui croient que le vrai est un fait, que l’on reçoit le vrai en ouvrant simplement les yeux et les oreilles ; qu’ils se chargent, eux, de vous faire rêver le vrai sans plus de peine que n’en demandent les autres rêves. Puisque le vrai est trouvé, disent-ils, il est puéril de le chercher. Spectacle étrange, mes amis, que celui d’hommes qui crient le vrai sans le comprendre, et qui, souvent, vous instruisent de ce qu’ils ignorent ; car souvent, eux qui dorment, ils réveillent les autres. Aveugles, porteurs de flambeaux.

          (…). »

          Les gens dorment, et l’événement les prend au dépourvu :

         « Il y a des événements qui interrogent violemment tous les hommes, et qui exigent d’eux une réponse ; des événements qui n’attendent point et qu’on ne pouvait attendre ; des événements qui éclairent le passé et l’avenir comme l’incendie éclaire la rue ; et cette lueur là aussi éveille tous les hommes, les chasse tous de leur repos, et soudain disperse leurs rêves ; il faut qu’ils agissent, il faut qu’ils se prononcent, il faut qu’ils pensent, en débandade. Alors, comment voulez-vous qu’ils pensent ? Ils dormaient, et les voilà jetés dans la foule, et déjà emportés. Alors ils regardent leurs amis et leurs ennemis, la tranquillité de leur maison, et toute sorte d’images confuses, par quoi ils se décident enfin à hurler pour ou contre, le long de la rue mal éveillée. Et des opinions comme celles-là sont réellement des rumeurs dans la nuit, des rumeurs de déroute dans la nuit. » 

          En 1904, les hommes n’étaient pas prêts à regarder le monde. L’étaient-ils davantage en 1914, en 1919 ou en 1942 ? « Vous vous rappelez les vierges folles ? Elles dormaient en attendant l’époux ; et elles sont condamnées à le suivre de loin, en traînant leurs lampes vides. Quel beau symbole, amis, et combien d’hommes se traînent ainsi toute leur vie à la suite de l’événement, en retard toujours, pour avoir dormi en l’attendant. Sachez-le, l’événement viendra comme un voleur ; et il faut l’attendre les yeux ouverts, autour des lampes vigilantes. Ainsi avons-nous fait ; ainsi avons-nous joyeusement travaillé, sans but, pour travailler, afin de rester jeunes, souples et vigoureux ; ainsi vous continuerez, à l’heure où dorment les faux sages, les Protagoras marchands d’opinions avantageuses, les Protagoras marchands de sommeil ; ainsi vous discuterez librement toujours, autour des lampes vigilantes. »       

          Plus près de nous, les hommes ont été surpris par la catastrophe de Tchernobyl. Il faut croire qu’ils dormaient, et qu’ils n’avaient pas porté suffisamment d’attention à une propagande pro-nucléaire aussi bornée qu’une propagande militaire. De même, les hommes étaient-ils prêts, par exemple, au terrorisme et à la guerre en Irak ? Vous enseignez dans le pire des mondes ? Ne vous faut-il pas essayer de contribuer à éveiller l’esprit des générations nouvelles sur la longue route qui conduit à davantage d’esprit critique et à davantage de jugement ?

                                                                                           Maurice Hénaud    

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COURTS  EXTRAITS  DES  PROPOS  SUR  L’ÉDUCATION  D’ALAIN

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           « Il n’y a point d’expérience qui élève mieux un homme que la découverte d’un plaisir supérieur, qu’il aurait toujours ignoré s’il n’avait point pris d’abord un peu de peine. Montaigne est difficile ; c’est qu’il faut d’abord le connaître, s’y orienter, s’y retrouver ; ensuite seulement on le découvre. De même la géométrie par cartons assemblés, cela peut plaire ; mais les problèmes plus rigoureux donnent aussi un plaisir bien plus vif. C’est ainsi que le plaisir de lire une oeuvre au piano n’est nullement sensible dans les premières leçons ; il faut savoir s’ennuyer d’abord. c’est pourquoi vous ne pouvez faire goûter à l’enfant les sciences et les arts comme on goûte les fruits confits. »

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          « L’enfant vous sera reconnaissant de l’avoir forcé ; il vous méprisera de l’avoir flatté. L’apprenti est à un meilleur régime ; il éprouve le sérieux du travail ; seulement, par les nécessités même du travail, il est mieux formé quant au caractère, non quant à l'esprit. Si l'on apprenait à penser comme on apprend à souder, nous connaîtrions le peuple roi. »

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         « Il y a longtemps que je suis las d’entendre dire que l’un est intelligent et l’autre non.            

         Je suis effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger les esprits. (…)            

         Ce même homme qui a reculé devant le froid visage de la géométrie, je le retrouve vingt ans après, en un métier qu’il a choisi et suivi, et je le vois assez intelligent en ce qu’il a pratiqué ; et d’autres, qui veulent improviser avant un travail suffisant, disent des sottises en cela, quoiqu’ils soient raisonnables et maîtres en d’autres choses. Tous, je les vois sots surabondamment en des questions de bon sens, parce qu’ils ne veulent point regarder avant de prononcer. D’où m’est venue cette idée que chacun est juste aussi intelligent qu’il veut. Le langage aurait pu m’en instruire assez ; car imbécile veut exactement dire faible ; ainsi l’instinct populaire me montre en quelque sorte du doigt ce qui fait la différence de l’homme de jugement au sot. Volonté, et j’aimerais encore mieux dire travail, voilà ce qui manque. »

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         « Il n’y a point d’Humanités modernes, par la même raison qui fait que coopération n’est pas société. Il faut que le passé éclaire le présent, sans quoi nos contemporains sont à nos yeux des animaux énigmatiques. Ils le sont pour nous, si nous manquons d’études ; ils le sont en eux-mêmes, s’ils manquent d’études. L’homme qui invente le téléphone sans fil n’est qu’un animal ingénieux ; ce qu’il peut montrer d’esprit vient d’autre source.             (…)            

            On ignorerait tout de l’homme si l’on n’avait, par bonheur, familiarité avec les Juifs, avec les Grecs, avec les Romains, qui ont tant avancé en diverses parties de la sagesse, gardant avec cela d’étonnantes erreurs. Celui qui ignore cela est sauvage encore, par une incrédulité mal assise ; dont Montaigne nous peut guérir ; mais il nous renvoie aux anciens ; il y faut aller. Ou bien considérer Pascal comme une sorte de fou, et même Descartes, qui pélerina à Lorette. Ainsi le moderne, j’entends sans culture rétrospective, ne voit que fous ; mais je l’attends au spiritisme, à la théosophie, à tous ces fruits de l’étonnement ; car ce sont des moments dépassés ; mais il faut les avoir dépassés et surmontés, par une sorte de jeu. Les études classiques assurent le pied sur cette planète ; l’homme s’y étudie à croire sans se jeter. Nos folles guerres viennent certainement de trop croire, comme il arrive à ceux qui n’ont rien vu.            

            Polynésien téléphonant, cela ne fait pas un homme. D’où ces autels sanglants, et sans dieu. (…) Les belles-lettres donc pour tous ? Et pourquoi non ? Regardons cette idée en face. »

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           « “D’abord le grec” ; telle est la réponse que je fais, toutes les fois que l’on me demande conseil au sujet de la préparation intellectuelle, quel qu’en soit l’objet. (…) On me dit que le latin, l’allemand, l’anglais peuvent porter une culture, un style, une recherche. Je le veux bien. il y a plus d’un chemin, plus d’une beauté, et même plus d’une clarté. (…)            

            La Grèce antique fut l’île d’incrédulité. Avant les célèbres sages je ne vois que croyance aveugle ; après eux le fanatisme, les fleurs de la foi, les saints. (…) Mais je trouve dans les anciens Grecs un modèle de paix avec soi, que la statuaire de ce temps-là nous représente. Encore mieux dans Platon, et encore mieux dans Homère, nous voyons courir l’athlète, homme ou dieu, on ne sait. Le merveilleux de cet art, et de cette pensée, et de ce style, c’est que l’homme accepte pleinement et joyeusement sa situation d’homme, et que, cherchant la perfection au-dessus de sa tête, c’est encore l’homme qu’il trouve, et une sorte d’athlète immortel. Cela signifie la réconciliation de l’âme et du corps, comme Hegel l’a dit.            

          (…) L’humanité, en cette pointe d’Europe, a passé du beau au sublime. Dans le sublime, il y a une teinte de malheur. Les anciens grecs étaient malheureux par leurs crimes ; ce n’est que justice. Les modernes ont inventé d’être malheureux par leurs vertus. (…) »

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           « Au temps du fameux Frédéric, on étourdissait un bel homme par des récits de gloire facile, à quoi on ajoutait une bouteille de vin. Il signait, et certes il ne savait pas à quoi il s’engageait. Candide a fait, de bout en bout, cette amère expérience. Je ne crois pas que la méthode du recruteur ait beaucoup changé. Chacun doit seulement se demander s’il accepte de faire le recruteur, et littéralement d’enivrer la jeunesse, si facile à tromper, en vue de la préparer à la terrible aventure. Quoi ? Si j’avais pu tenir Candide avant qu’il eût commencé de boire, n’aurais-je pas dû lui dépeindre crûment les marches, la faim, la boue, l’assaut, les verges ? Ou bien faut-il dresser les hommes comme des chevaux, à qui on bouche la vue pour les guérir d’avoir peur ? Enseigner le courage, est-ce cela ? Instruire, est-ce tromper ? Ceux qui le croient n’osent toujours pas le dire. Ce qu’ils font, alors ils ne peuvent l’avouer. Peuvent-ils se l’avouer à eux-mêmes ? »

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          « On dit que les nouvelles générations seront difficiles à gouverner. Je l'espère bien. Toutefois l’on n’en voit pas encore les signes dans la politique, si ce n’est par une extrême prudence des pouvoirs, très attentifs présentement à l’opinion. Mais ce qui m’intéresse, c’est le mouvement de l’intelligence, car l’avenir en dépend. Si l’on veut n’être pas esclave, il faut d’abord n’être pas dupe, et résister en détail. Refuser de croire est le tout ; et ce refus définit assez l’intelligence. »

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DIFFICULTÉS  ET  CONTRADICTIONS  DE  L’ENSEIGNEMENT  TEL  QUE  LE  CONCEVAIT ALAIN

(Extrait d’un article à paraître dans un prochain numéro de La Petite Revue de l’Indiscipline, en 2008)

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         Dans le dernier chapitre de Pédagogie enfantine, Alain écrit notamment :            

         « La démocratie ne peut s’y tromper. Elle repose (à sa grande terreur) sur les lumières de tous, et donc sur l’instruction, donnée plus fortement, plus obstinément à ceux qui en semblent le moins dignes.                       (…)            

          Le but est donc d’ouvrir à tous non pas l’accès des places, mais l’accès aux Lumières Humaines ; chacun servira humainement à sa place. On feint que nous avons besoin d’une élite éclairée ; mais bien loin de là ; nous avons besoin d’un peuple éclairé, d’ample jugement, de large vue, et d’abord par sentiment et pressentiment. »

            Certes, nous avons besoin d’un peuple éclairé, si nous ne voulons pas être les victimes des gens d’affaires et des politiques. Nous aurions aussi besoin d’une presse éclairée et d’une télévision éclairée…

            Voici ce que je trouve dans les « Documents » que Robert Bourgne publie à la fin de son édition des Propos sur l’Éducation (Quadrige, P.U.F., 1986) :            

           « (…) personne ne veut que le peuple soit instruit. D’où vient qu’il est difficile d’instruire, surtout si l’on pense que le peuple ne désire nullement être instruit. »            

           (…)            

           La contradiction pointe. Elle éclate dans le dernier extrait publié :            

           « Et quant au latin nous y voilà. Comment faire ? Il faut ici une sorte de Folie d’Humanités. »

            Les hommes sont tombés dans toutes sortes de folies. Il ne manquait plus qu’ils tombent dans celle-là ! Voyons, cher ami, ne vaut-il pas mieux se contenter d’être sage avec modération ? Trop de sagesse finit par monter à la tête !            

            Dans cette page, qu’il n’a pas publiée lui-même, je crois, Alain perd quelque peu le sens de la mesure. Il s’emballe : « (…) » (…)            

            Certes, on ne fera pas grand-chose de nous, si nous ne voulons pas nous cultiver. A chacun de choisir ! Et que les professeurs commencent ! Ne pourraient-ils pas, dans une certaine mesure, se rendre dignes d’Alain ? Le chemin existe, au moins…

                                                                                Maurice Hénaud

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           Rappelons qu’on peut lire au sujet d’Alain un article de Michel Valtin sur notre autre site :

http://christian.moncel.free.fr

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11/06/2007

Alain, professeur de philosophie et écrivain

De notre point de vue, l'activité d'écrivain est incompatible avec une profession universitaire. Comment Alain a-t-il concilié son talent d'écrivain avec le professorat de philosophie ? Maurice Hénaud a traité la question dans un article disponible sur internet. Voir notre rubrique : La Petite Revue de l'Indiscipline sur la Toile, à la date du 5 juin 2007.