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15/10/2018

Numéro 217, automne 2018

L'Imagination et le Jugement dans la création intellectuelle

(Le point de vue de grands poètes comparé à celui de Freud), par Michel Valtin (voir le site:

http://freudvaltin.hautetfort.com

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15/11/2016

Le délire de Rimbaud, de la lettre dite du voyant à Une Saison en Enfer

 

Le délire de Rimbaud

de la lettre dite du voyant à Une Saison en Enfer

 

 

Nous donnons ici le sommaire de notre numéro 201, suivi de quelques extraits, paru  en décembre 2016.

 

Présentation

Première partie : L'idolâtrie de l'inconnu.

La plongée au fond de l'inconnu, pour Baudelaire et pour Rimbaud

Rimbaud, un esprit déraisonnable ?

Un délire mystique

Une réunion d'idéaux

Raison et justifications

Musset et le travail du voyant

La conception rimbaldienne du travail

Travail et mensonge

Le travail selon Baudelaire, source de l'augmentation et du perfectionnement des facultés

Baudelaire, « un vrai Dieu » ?

Rimbaud, un idolâtre ?

Seconde partie: Le délire des grandeurs et le désamour pour les femmes.

Morale et Beauté, selon Baudelaire

Rimbaud, ou le rejet de toute morale ?

Baudelaire : Satan, ou le tentateur

Arguments spiritualistes de Baudelaire, et réaction matérialiste de Rimbaud

Les droits du Beau, indépendants de la Morale et du Vrai

Rimbaud, un Prométhée et un Melmoth

Un délire des grandeurs

Mes Petites amoureuses

Les Soeurs de Charité 

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La lettre dite du voyant :

Un délire mystique ?

 

« Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables », etc.

Braver la mort ? Le délire de Rimbaud peut faire songer à une mystique ou à un délire patriotique, dans lequel les soldats des deux pays en conflit se sacrifient pour un idéal censé être « élevé » (l'Amour de la Patrie). Seulement, si cette foi patriotique est partagée, son aspect délirant passe, au moins auprès d'un grand nombre, complètement inaperçu ! Et, quant aux conséquences , estimées en nombre de morts, d'estropiés, et de dégâts pour la communauté humaine, elles paraissent incommensurablement plus graves dans le cas des guerres réelles que dans celui d'un jeune poète qui prétend, au moyen des poisons, conquérir l'inconnu !

Car il s'agit d'une guerre, et je renvoie, sur ce point, à mon essai : Royauté, ou la Conclusion des Illuminations.

 

Une réunion d'idéaux

 

Une guerre est souvent menée au nom d'un idéal : ici, il s'agit du Beau :

« Toujours pleins du Nombre et de l'Harmonie, ces poèmes seront faits pour reste. - Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. » (Lettre dite du voyant).

«Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! » (Matinée d'Ivresse).

Et même, la conquête de l'inconnu est menée au nom d'une réunion d'idéaux : la Beauté, mais aussi la Science (la connaissance de l'inconnu étant la science suprême), la foi en une grande entreprise, la force surhumaine, le sacrifice de soi pour un but jugé supérieur - « nous savons donner notre vie tout entière tous les jours » (Matinée d'Ivresse) – le Progrès, le travail au service de tous (« Enormité devenant norme, absorbée par tous », le poète « serait vraiment un multiplicateur de progrès ! »)

Dans la lettre dite du voyant, Rimbaud réalise une nouvelle synthèse de lui-même, de ses vues, de ses aspirations, où les choses changent de sens.

La Grande Foi en l'Amour, magnifiée dans Credo in Unam et Soleil et Chair, s'est changée en une foi en la conquête de l'inconnu et en l'avenir de la poésie, voire en une « foi au poison » (Matinée d'Ivresse).

L'amour, plutôt que source de bonheur, est source de souffrance, il est mis au service de la création poétique, il devient un moyen, tout comme le haschisch et l'opium, pour parvenir à l'inconnu.

La Beauté ne se trouve plus dans un idéal de « splendeur de la chair », mais dans le dérèglement de tous les sens, l'âme monstrueuse, la souffrance et la folie.

La science ne consiste plus, comme dans Credo in Unam, à connaître la raison des choses, afin de délivrer l'être humain de son ignorance et de ses chimères, mais à voir ce que nul n'a encore vu, et à entendre ce que nul n'a encore entendu. Le poète devient entre tous « le grand malade, le grand maudit – et le suprême Savant. - Car il arrive à l'inconnu ! »

Le Progrès ne consiste plus seulement à délivrer les travailleurs de l'oppression et de la misère, il consiste, pour tous, en un progrès intellectuel rendu possible grâce aux inventions d'inconnu définies par les poètes.

Dans Credo in Unam, Rimbaud avait rejeté la « raison » chrétienne et bourgeoise :

 

« Notre pâle raison nous cache l'infini ! »

 

Il lui avait opposé la Pensée qui, grâce à son développement, connaîtra la raison des choses, nous l'avons dit :

 

« L'Homme veut tout sonder, - et savoir ! La Pensée,

La cavale longtemps, si longtemps oppressée,

S'élance de son front ! Elle saura pourquoi !

Qu'elle bondisse libre, et l'Homme aura la Foi ! »

 

La foi ayant changé de sens, étant devenue foi au poison, s'accorde avec la pensée nouvelle de Rimbaud : les facultés rationnelles se mettent au service du but suprême, la quête de l'inconnu :

« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »

Pour Rimbaud quand il écrit les lettres dites du voyant, cultiver la folie grâce aux formes monstrueuses de l'amour et aux poisons excitants, n'entre pas en contradiction avec ce qu'il croit être la raison.

 

Raison et justifications

 

Seulement, certaines raisons que Rimbaud donne pour soutenir ses idées ressemblent plutôt à des justifications d'un point de vue commandé par un choix passionnel, et par une « foi » qui peut paraître assez étrange :

« Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! »

Il les a vues, certes, et cela peut paraître exaltant, mais il reste qu'il n'aura pas pu les transcrire dans des poèmes, et, d'autre part, voilà un poète perdu pour la poésie.

Il en viendra d'autres, selon Rimbaud :

« Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! »

Auront-ils donc entièrement assimilé tout ce qu'aura fait leur prédécesseur ?

Et même si le poète a pu traduire ses inventions d'inconnu dans des poèmes, pourront-elles être entièrement perçues à la lecture, et par n'importe quel lecteur ?

« Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle : il donnerait plus ̶ que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! »

Si, dans l'idéal, pour Rimbaud lorsqu'il écrivait la lettre dite du voyant, il devait en être ainsi, ̶ dans la réalité, il en va tout autrement. Le poète paraît plus lucide, dans Solde, lorsqu'il affirme que Les Illuminations peuvent offrir « la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ».

 

_____

 

Musset et le travail du voyant

 

Selon Rimbaud, la paresse de Musset (paresse que Musset a revendiquée lui-même, voir Sur la Paresse) est une « paresse d'ange » : il idéalise le cœur au détriment du travail nécessaire. ̶ Comme si, serait-on tenté d'ajouter, les poèmes allaient se composer et se corriger d'eux-mêmes !

Mais, pour Rimbaud, le travail consiste-t-il à élaborer la conception du poème, et à la traduire en vraie poésie ? Le travail désigne plutôt pour lui, dans la lettre dite du voyant, l'horrible travail par lequel le poète se rend voyant, c'est-à-dire « la culture de l'âme ».

Rimbaud reproche à Musset de ne pas avoir été voyant le moins du monde, et de n'avoir pas voulu l'être :

« Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, que sa paresse d'ange a insultées ! »

Et encore : « Musset n'a rien su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. »

(…)

 

La conception rimbaldienne du travail

 

Pour un poète, qu'est-ce que travailler, sinon, à partir de sources d'inspiration (des éléments divers qui demandent à s'exprimer sous forme poétique), élaborer un ou plusieurs poèmes. C'est du moins ce que l'on entend habituellement par le mot travail, lorsqu'il s'agit de poésie.

Rimbaud ne rejette pas ce genre de travail. Il admet que ce qu'il appelle « la symphonie » ne vient pas nécessairement « d'un bond sur la scène », elle peut, dans un premier temps, seulement faire « son remuement dans les profondeurs ». Rimbaud prétend assister à l'éclosion de sa pensée, la regarder, l'écouter, et il lancera de nouveaux coups d'archet jusqu'à ce que la symphonie (l'oeuvre) corresponde à ce qu'il juge être de la vraie poésie.

(…)

« ̶ Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universel viendra ! »

Toute parole exprime, révèle une certaine idée. L'essentiel réside donc, pour Rimbaud, dans la production d'idées ou de pensée.

Mais tout ce qui se produit entre les sources d'inspiration et l'oeuvre accomplie, Rimbaud ne l'appelle pas « travail ».

Pour lui, le travail consiste bien plutôt à éveiller, susciter, augmenter, multiplier les sources d'inspiration, à « cultiver son âme ».

(…)

En faisant « l'âme monstrueuse », le poète devient un « horrible travailleur ».

(…)

 

______

 

Le travail selon Baudelaire, source

de l'augmentation

et du développement des facultés

 

Bien qu'il reconnaisse la puissance des poisons pour développer le rêve ou augmenter la faculté naturelle de rêverie, Baudelaire met en garde contre les conséquences qu'entraîne leur emploi : la perte de la liberté et de la volonté, l'esclavage, la dilapidation des facultés, la déchéance intellectuelle, la mort.

Dans une note de ses Journaux intimes, le poète, parmi les les règles qu'il se jure de prendre comme « règles éternelles » de sa vie se donne celle-ci :

« obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants, quels qu'ils soient. »

A l'inverse de Rimbaud, Baudelaire se propose d'augmenter les facultés non par l'emploi des excitants, mais par le travail, au sens habituel du mot.

« Le travail, écrit-il dans Fusées, force progressive et accumulative, portant intérêts comme le capital, dans les facultés comme dans les résultats. »

(…)

Il se propose d'étudier la loi des forces progressivement croissantes :

« Etudier dans tous ses modes, dans les œuvres de la nature et dans les œuvres de l'homme, l'universelle et éternelle loi de la gradation, du peu à peu, du petit à petit, avec les forces progressivement croissantes, comme les intérêts composés, en matière de finances. 

« Il en est de même dans l'habileté artistique et littéraire, il en est de même dans le trésor variable de la volonté. » (Mon Coeur mis à nu).

(…)

Le travail apparaît à Baudelaire comme le moyen principal du salut :

« Le travail engendre forcément les bonnes mœurs, sobriété et chasteté, conséquemment la santé, la richesse, le génie successif et progressif, et la charité. Age quod agis. (Fais ce que tu as à faire.) » (Journaux intimes).

Enfin, le travail est le moyen de parvenir à « l'Olympe ardu de la spiritualité ». A la fin du Poème du Haschisch, le poète s'attriste au spectacle des infortunés victimes du poison, et qui « ont refusé la rédemption par le travail », « tandis que nous, poursuit-il, poètes et philosophes, nous avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation ; par la noblesse permanente de l'intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. »

 

_______

 

Rimbaud, un Prométhée et un Melmoth

 

« Nous appelons escroc, écrit encore Baudelaire, le joueur qui a trouvé le moyen de jouer à coup sûr ; comment nommerons-nous l'homme qui veut acheter, avec un peu de monnaie, le bonheur et le génie ? »

Rimbaud ne se fait guère d'illusions sur le bonheur qui attend le voyant dans son horrible travail : au contraire, il lui faudra surmonter souffrances et tortures. Mais il retient l'idée de l'augmentation du génie.

L'escroquerie relevée par Baudelaire n'en est une que par rapport aux « intentions de Dieu ».

Mais pour celui qui, comme Rimbaud, ne croit pas à ce Dieu, qui n'aime pas ce qu'il représente (voir Le Mal et Les Poètes de sept ans), ce prétendu Dieu ne vaut pas mieux que Zeus pour Prométhée, et, comme le Titan, Rimbaud prétend, en volant le feu du ciel, trouver un moyen infaillible pour aider l'Humanité :

« Donc le poète est vraiment voleur de feu.

« Il est chargé de l'Humanité, des animaux même ; (...) »

Baudelaire écrit encore :

« Il est défendu à l'homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger les conditions primordiales de son existence et de rompre l'équilibre de ses facultés avec les milieux où elles sont destinées à se mouvoir, en un mot, de déranger son destin pour y substituer une fatalité d'un nouveau genre. »

Qu'importe, pour Rimbaud, que ce soit défendu ! Au contraire, si cela permet d'arriver à l'inconnu, il faut dérégler tous les sens.

« Souvenons-nous, poursuit Baudelaire, de Melmoth, cet admirable emblème. Son épouvantable souffrance gît dans la disproportion entre ses merveilleuses facultés, acquises instantanément par un pacte satanique, et le milieu où, comme créature de Dieu, il est condamné à vivre. »

« Conquérir une domination interdite à l'homme » et obtenir de « merveilleuses facultés », au risque de devenir « le grand malade, le grand maudit », tel est le choix de Rimbaud.

Le jeune poète s'est apparemment quelque peu illusionné sur le pouvoir créateur que pouvaient conférer l'emploi des poisons, puisqu'il écrit à la fin d'Une Saison en Enfer :

« J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. »

En réalité, il a bien créé quelques poèmes, qui sont des chefs-d'oeuvre, mais beaucoup de ces fêtes, triomphes et drames, étaient de pures rêveries.

« Exilé ici, écrit-il dans la première de ses Vies, j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'oeuvre dramatiques de toutes les littératures. »

Il ne s'agit pas d'une scène comparable à celle du théâtre de Weimar, dont Goethe était directeur, mais de la scène des rêves !

 

______

 

 

Un délire des grandeurs

 

La pensée de Rimbaud dans la lettre dite du voyant prend des proportions titanesques : il est le Prophète de l'Avenir de la Poésie, il se voit en Prométhée, et il prétend que le Poète est chargé de l'espèce humaine. Le délire de Rimbaud ne serait-il pas un délire des grandeurs ?

Dans ses Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (le Président Schreber) (1911), Freud analyse ainsi le « délire des grandeurs » souvent associé à la paranoïa :

« Je n'aime absolument pas et personne, ̶ et, puisqu'il faut bien malgré tout aller quelque part avec sa libido, cette proposition semble psychologiquement équivalente à la proposition : je n'aime que moi. Cette sorte de contradiction nous donnerait alors le délire des grandeurs que nous pouvons concevoir comme une surestimation sexuelle du moi propre, le mettant ainsi à côté de la surestimation de l'objet d'amour, que nous connaissons. »

Mais, plutôt que de n'aimer personne, ou de n'aimer que lui-même, Rimbaud n'aime que la Poésie, il n'aime que son idéal, l'inconnu, la Beauté, et il est prêt à tout pour y parvenir, jusqu'au sacrifice de lui-même.

L'idéal du moi aurait-il pris la place d'un idéal amoureux ?

Et en effet, l'idéal du voyant semble avoir remplacé l'idéal de la « splendeur de la chair ». (Voir le chapitre : Une réunion d'idéaux).

Un peu plus loin dans le même essai, Freud estime avoir « le droit d'admettre que le délire des grandeurs est essentiellement infantile et qu'il est sacrifié à la société dans le développement ultérieur, tout comme il n'est réprimé par aucune autre influence aussi intensément que par un état amoureux s'emparant puissamment de l'individu.

 

Car là où l'amour s'éveille, meurt

Le moi, ce sombre despote. »

 

Plutôt que de sacrifier à la société son idéal de voyant, Rimbaud a d'abord essayé de le vivre avec Verlaine, à Londres, sacrifiant ainsi la société à son idéal, avant de se rendre compte peu à peu de son délire (Délires II. Alchimie du Verbe).

L'amour aurait-il été la seule force capable de ramener à de plus justes proportions, en Rimbaud, le délire des grandeurs ?

La Femme aimée devenue amante, se demande-t-il dans Angoisse, pourrait-elle lui faire pardonner ses échecs, et en particulier son « inhabileté fatale » en amour ? (voir Bottom).

Dans le deuxième paragraphe, le moi de Rimbaud, qui lui offre des satisfactions importantes (« Plus haut que toutes joies et gloires ! ») est mis entre parenthèses.

Mais, en attendant que la liberté amoureuse primitive, interdite pour le moment par la Civilisation Chrétienne, soit rétablie grâce à une maîtrise de la contraception apportée par la science, ou à des « mouvements de fraternité sociale » (troisième et quatrième paragraphes), le voyant est renvoyé à ses « blessures » et à ses « tortures ».

(« La Vampire » peut faire penser à la « goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! » (dans Adieu) et à : « Christ, ô Christ, éternel voleur des énergies » (dans Les Premières Communions).

(A propos de ce poème, voir jean Donat, Rimbaud, l'angoisse, l'amour et la gloire, dans Verlaine, la destruction de l'Enfer...et Rimbaud!)

 

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Mes Petites Amoureuses

 

Dans sa lettre à Paul Demeny, Rimbaud présente ainsi Mes Petites Amoureuses :

« Ici, j'intercale un second psaume, hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, ̶ et tout le monde sera charmé ; ̶ j'ai l'archet en main, je commence : (...) »

« Tout le monde sera charmé », ou du moins certains peuvent l'être : la déception et l'agressivité provoquée par les petites amoureuses est un thème tout aussi légitime qu'un autre pour une création poétique, et, en tant que poème, Mes Petites Amoureuses n'est pas nécessairement inférieur à d'autres poèmes du même auteur, comme par exemple Les Effarés.

Mais en tant que révélateur de l'âme de Rimbaud au moment où il écrit à Paul Demeny, Mes Petites Amoureuses ne pourrait-il pas sembler quelque peu inquiétant ?

C'est un psaume « hors du texte », dit-il, et il souligne l'expression comme si, en expulsant le poème hors du texte, il voulait nier qu'il y ait un lien quelconque entre Mes Petites Amoureuses et les idées développées dans la lettre à Paul Demeny.

A ce propos, pourquoi ne pas citer un passage de Freud dans La Négation (1925) ?

« La manière dont nos patients apportent, au cours du travail analytique, leurs idées incidentes nous donne l'occasion de quelques observations intéressantes. « Vous allez maintenant penser que je vais dire quelque chose d'offensant, mais je n'ai pas effectivement cette intention. » Nous comprenons que c'est le renvoi, par projection, d'une idée incidente qui vient juste d'émerger. Ou bien « Vous demandez qui peut être cette personne dans le rêve. Ma mère, ce n'est pas elle. » Nous rectifions : donc c'est sa mère. Nous nous octroyons la liberté, lors de l'interprétation, de faire abstraction de la négation, et d'extraire le pur contenu de l'idée incidente. C'est comme si le patient avait dit : « Certes, c'est bien ma mère dont l'idée m'est venue à propos de cette personne, mais je n'ai aucun plaisir à donner crédit à cette idée. »

Après tout, on pourrait remarquer que le texte de Mes Petites Amoureuses se trouve bel et bien intercalé à l'intérieur de la lettre à Paul Demeny, et non pas écrit sur une feuille à part.

Certes, Mes Petites Amoureuses n'est pas une illustration des poèmes que Rimbaud veut écrire à l'avenir, et... présente encore moins des « formes d'amour » analogues aux amours mystiques ou infernales que Baudelaire montre dans son œuvre (voir Alain Dumaine, Rimbaud et les formes monstrueuses de l'amour).

Mais qu'en est-il de ces « formes d'amour » non encore expérimentées, semble-t-il, au moment de la lettre à Paul Demeny ? Seraient-elles rêvées au futur, de même que, dans le passé (voir Ma Bohème), des « amours splendides » avaient déjà été rêvées ?

Dans Les Déserts de l'Amour, Rimbaud semble reconnaître que ses amours pour les femmes n'ont été que des rêves :

« N'ayant pas aimé de femmes ̶ , quoique plein de sang ! ̶ il eut son âme et son cœur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes. Des rêves suivants, ̶ ses amours ! ̶ (...) »

Que cherchait-il donc ? Il évoque plus loin « le sommeil continu des Mahométans légendaires » (les Haschischins, ou Assassins).

Cherchait-il la mort ?

Mais lui, si ennuyé et si troublé qu'il ne fit que s'amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale. »

Et encore :

« cette âme, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, (...) »

Quoi qu'il en soit, dans Mes Petites Amoureuses, au lieu d'amour, on trouve surtout la haine que ces dernières lui inspirent :

 

« Ô mes petites amoureuses,

Que je vous hais !

Plaquez de fouffes douloureuses

Vos tétons laids ! »

 

(…)

 

Et c'est pourtant pour ces éclanches

Que j'ai rimé !

Je voudrais vous casser les hanches

D'avoir aimé ! »

 

L'amour s'est transformé en haine, et l'idéalisation de Soleil et Chair :

 

« Ô splendeur de la chair, ô splendeur idéale »

 

s'est transformée en dénigrement.

Rimbaud, dans Mes Petites Amoureuses semble traduire la frustration que lui infligent ces dernières. Et n'y aurait-il aucun rapport entre cette frustration et la marche au prétendu Progrès poétique et à la mort qu'elle peut entraîner, dont le poète a traité dans sa lettre juste avant de recopier Mes Petites Amoureuses ?

 

Rimbaud affirme, dans l'introduction d'Une Saison en Enfer, qu'avant la période où il s'est voué au malheur, il avait connu une période heureuse :

« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. »

Cette période d'amour de la vie semble être représentée en particulier par Soleil et Chair.

La période légèrement délirante commence par un conflit avec la Femme :

« Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. ̶ Et je l'ai trouvée amère. ̶ Et je l'ai injuriée. »

Ce paragraphe contient un renvoi à un vers de Baudelaire qui, malgré l'ambivalence de son amour, n'avait pas du tout rejeté la Femme de cette façon, et, s'adressant à elle, avait même blâmé

 

« Les stupides mortels qui t'ont jugée amère »

(Je te donne ces vers...)

 

̶ Stupide, Rimbaud ?

En tout cas, cette fois, l'allusion aux injures adressées à la Femme apparaît bel et bien dans le texte.

Un peu plus loin, Rimbaud écrit :

(…) « J'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.

« La charité est cette clef » (l'amour réel pour la femme).

Serait-ce un rêve ?

« « Tu resteras hyène, etc... », se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. »

Ce démon n'est autre que Baudelaire, et les « si aimables pavots » renvoient à la fois aux Fleurs du Mal et aux Paradis artificiels.

Rimbaud continuera à aimer la mort et à se nourrir de la mort :

 

« Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,

Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau ? »

(Danse macabre)

 

Cet amour le la mort était bien celui de la lettre dite du voyant, où Rimbaud affirme que le poète a besoin de toute la force surhumaine qu'il a en lui pour devenir un « horrible travailleur » :

 

« Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts ! »

(Danse macabre)

 

Les formes monstrueuses de l'amour ne sont au fond qu'un amour de la mort, Rimbaud le reconnaît ici et ailleurs dans Une Saison en Enfer.

Il semble donc bien que dans la lettre dite du voyant, un autre amour soit venu prendre la place de l'mour des femmes : l'amour de la mort.

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12/11/2015

Poèmes, N° 199

N° 199. Automne 2015

(Numéro double, 2 euros, 60)

Sébastien, Haïkus irréguliers et Petits Poèmes (suite)

Deux haïkus de Jean-Pierre Poupas

Bernard Flouret, Les chemins qui ne mènent nulle part (rêves)

Jean Donat, L'homme-oiseau